EUPHUISME

EUPHUISME
EUPHUISME

L’euphuisme, style maniéré qui tire son nom d’Euphues , œuvre romanesque en prose de John Lyly (1554 env.-1606) représente la première grande manifestation de la conscience, qui se développait chez les Anglais de la Renaissance, des possibilités de leur langue maternelle; ce style a eu tout à la fois une fonction sociale, en marquant de son empreinte la langue de la Cour, et une influence profonde sur la prose anglaise. Antérieur au gongorisme espagnol, au marinisme italien, à la «préciosité» française du XVIIe siècle, il a joué, dans le développement de la langue anglaise, un rôle non moins important que celui de ces styles précieux dans leurs pays respectifs.

John Lyly, humaniste, écrivain, courtisan

John Lyly naquit dans une famille d’humanistes, dont le plus célèbre fut son grand-père William, ami d’Érasme et de Thomas More, premier directeur de l’école de Saint-Paul et auteur d’une grammaire latine renommée. Après avoir fait ses humanités à Oxford, John Lyly vécut à Londres, au palais de Savoie, qui servait souvent d’asile à des lettrés impécunieux, et entra, comme secrétaire, au service du comte d’Oxford. En 1578, il publia Euphues , ou l’Anatomie de l’esprit (Euphues, or the Anatomy of Wit ), dont le succès fut tel qu’il le compléta par Euphues et son Angleterre (Euphues and his England , 1580); dans ces deux ouvrages, la narration des aventures d’un jeune Athénien «bien né» en voyage n’est que prétexte à de longs passages rhétoriques qui traduisent l’intention morale de l’auteur, écrits en un style qui tira rapidement son nom de celui du héros (le terme «euphuisme» apparaît pour la première fois dans un texte littéraire en 1592, sous la plume de Harvey). La carrière d’écrivain de Lyly se poursuivit, entre 1584 et 1590 (ou 1595), par la composition de huit comédies, dont Campaspe (1584) et Endymion (1588); toutes en prose, sauf une, elles se caractérisent par un thème commun, l’amour, et par un éloge outrancier de la reine Élisabeth ; leur style retient de l’euphuisme ce qui peut s’adapter au genre dramatique; ce sont avant tout des comédies de Cour, destinées à être jouées devant la reine par des enfants (surtout ceux de la maîtrise de Saint-Paul, auxquels se joignaient souvent ceux de la chapelle royale); leur ton est donc fort différent de celui des pièces du théâtre populaire de l’époque. En 1589, John Lyly fut employé, avec Thomas Nashe, par les évêques anglicans pour répondre par des pamphlets aux attaques de puritains publiant sous le pseudonyme collectif de Martin Marprelate. En revanche, bien qu’il fût courtisan dévoué, il ne put jamais obtenir le poste d’intendant des Menus Plaisirs de la reine, qu’il convoitait.

L’euphuisme, style maniéré

L’euphuisme se caractérise par l’emploi quasi mécanique de certains procédés:

– Procédés de structure et de rhétorique: le parallélisme des phrases et des propositions à l’intérieur des phrases; l’utilisation de l’antithèse; l’emploi fréquent des questions rhétoriques, souvent en séries. Ces procédés peuvent être associés dans le même paragraphe, voire dans la même phrase; ils sont liés au contenu de l’œuvre, qui laisse beaucoup de place au discours, à l’argumentation, et relativement peu au récit.

– Procédés euphoniques: une utilisation abondante de l’allitération, de l’assonance, quelquefois même de la rime, cela pouvant aller jusqu’à la répétition des mêmes termes; de là, en grande partie, l’impression d’artificialité que laisse le style d’Euphues .

– Figures de style: images, comparaisons, quelquefois métaphores, qui servent de point d’appui dans la démonstration et ont essentiellement une fonction décorative. Lyly les choisit dans l’histoire et la mythologie de l’Antiquité, et ne se prive pas, au besoin, d’inventer des personnages et des événements. Mais surtout, il les emprunte à l’histoire naturelle telle qu’on la connaissait à l’époque, d’après l’œuvre de Pline et les bestiaires du Moyen Âge; ici également, Lyly ne se fait pas faute d’inventer quand cela lui semble nécessaire.

Un grand nombre d’éléments de l’euphuisme se rencontrent, par exemple, dans le passage suivant:
DIR
\
Alors que le ver pénètre dans presque tous les bois, il ne ronge point le cèdre; alors que la pierre appelée Cylindre, à chaque coup de tonnerre, roule de la colline, la pierre à polir, dépourvue d’impuretés, monte au même bruit; alors que la rouille corrode l’acier le plus dur, elle ne ronge point l’émeraude; alors que le Polype change de teinte, la Salamandre garde sa couleur; alors que Protée prend tous les aspects, Pygmalion garde sa forme ancienne; alors qu’Énée fut trop inconstant à l’égard de Didon, Troïlus fut trop fidèle à Cressida; alors que les actions d’autres hommes paraissent entachées de fausseté, soyez certaine, Lucilla, que la conduite d’Euphues sera toujours digne de crédit./DIR

On a cru trouver les sources directes de ce style dans la traduction, par Thomas North en 1557, du Cadran des Princes , du prosateur espagnol Guevara (hypothèse aujourd’hui généralement abandonnée), et dans Le Palais du plaisir (1576), de George Pettie. Une recherche de sources ne doit cependant pas faire négliger deux faits essentiels: d’une part, qu’un style proprement aristocratique, empreint d’un maniérisme proche de celui de l’euphuisme, était en usage bien avant l’œuvre de Lyly (des lettres de la reine Élisabeth écrites peu après le milieu du XVIe siècle en font foi); d’autre part, que le mérite et l’originalité de Lyly sont d’avoir systématisé, et même codifié, un style qui existait avant lui à l’état d’ébauche et qui permettait à l’élite aristocratique de se distinguer de la masse de la population. De plus, les démonstrations que l’on trouve dans Euphues , avec la répétition de la même idée sous plusieurs formes, avec les images qui les éclairent et les embellissent, et les emprunts qu’elles font aux divers domaines de la connaissance de l’époque, témoignent à la fois d’un amour de la langue anglaise pour elle-même et d’une jouissance à exploiter ses possibilités d’expression. En cela, on peut considérer que Lyly appartient au mouvement de défense et d’illustration de la langue anglaise qui, au cours des dernières décennies du XVIe siècle, se manifeste notamment dans les œuvres théoriques de Wilson, de Mulcaster et de Puttenham.

L’influence de l’euphuisme

On n’estimera jamais assez haut l’influence du style de Lyly. Ce ne fut pas seulement, pendant toute une période, le style de la Cour, bien qu’on doive se garder de négliger ce fait. Ce fut également un modèle pour tous les prosateurs qui suivirent Lyly, aussi bien ceux qui eurent tendance à l’imiter servilement, comme Greene, que ceux qui raillèrent les outrances de ce style, son caractère mécanique et monotone (son «tic-tac métronomique», pour reprendre l’expression de Feuillerat), et son abondance en comparaisons animales et végétales: Sidney, Nashe, et, par la suite, entre autres, Ben Jonson et Shakespeare ; si, aujourd’hui, Peines d’amour perdues (Love’s Labour’s Lost , 1595) n’est plus considéré comme une satire de l’euphuisme, une attitude critique de Shakespeare à l’égard de ce style transparaît dans la langue utilisée par de nombreux personnages plus ou moins ridicules – voir par exemple les conseils de Polonius à Laerte, dans Hamlet (acte I, sc. III, 58-80) – et une satire directe apparaît dans Henry IV (I acte II, sc. IV, 438-461), où la comparaison de la jeunesse à la camomille, inspirée de Lyly, sert de point de départ à un passage parodiant le style euphuistique. La parodie et la satire de l’euphuisme impliquent la conscience que ce style devait être dépassé, mais elles ne signifient pas qu’il était condamné dans tous ses aspects. Au contraire, le refus des éléments artificiels de l’euphuisme est allé de pair, chez les auteurs élisabéthains, avec la prise en compte des qualités de ce style; car, malgré tous ses excès, la prose de Lyly donnait pour la première fois l’exemple d’une «architecture» (R. W. Bond), d’un ensemble de phrases et de paragraphes structurés, qui baignait le sens d’une clarté qu’il n’avait pas chez les contemporains de Lyly, clarté qui provenait aussi de la netteté et du naturel du vocabulaire. Les prosateurs de la Renaissance ont été les élèves de Lyly, même lorsqu’ils se sont moqués des leçons de leur maître. Et l’exigence d’attention à la forme, principal enseignement de l’euphuisme, a été transmise bien au-delà de cette période, comme un legs anonyme.

Le plus grand mérite de ce maniérisme que fut l’euphuisme est donc, paradoxalement, d’avoir contribué, comme la prose de Shakespeare et celle de la Bible de 1611, quoique, certes, à un moindre degré qu’elles, mais avant elles, à la formation d’une langue anglaise moderne, claire et expressive.

euphuisme [ øfɥism ] n. m.
• 1820; angl. euphuism, de Euphues (gr. euphuês « bien né »), nom du personnage d'un livre du XVIe au style précieux
Hist. littér. Style précieux et maniéré, à la mode en Angleterre sous Élisabeth Ire. préciosité.

euphuisme nom masculin (anglais euphuism, de Euphues, nom propre) Langage maniéré, en vogue à la cour d'Angleterre sous Élisabeth Ire, à peu près contemporain du gongorisme espagnol et du marinisme italien. ● euphuisme (synonymes) nom masculin (anglais euphuism, de Euphues, nom propre) Langage maniéré, en vogue à la cour d'Angleterre sous Élisabeth Ire...
Synonymes :
- maniérisme
- préciosité

⇒EUPHUISME, (EUPHUISME, EUPHUÏSME)subst. masc.
HIST. LITTÉR. Affectation dans le langage, style maniéré, précieux, à la mode dans l'Angleterre élisabéthaine. Saint François de Sales (...) tient aussi à l'euphuïsme de la cour d'Élisabeth, au marinisme, au gongorisme [dans « Port-Royal » de Sainte-Beuve] (BALZAC, Œuvres div., t. 3, 1836-48, p. 307) :
L'art des meilleures époques était populaire, intelligible (...). Mais, à d'autres moments de l'histoire, l'artiste se flatte de n'être compris que d'une élite (euphuïsme élisabéthain, « art pour l'art » de 1890).
MAUROIS, Journal, 1946, p. 112.
Rem. 1. La docum. atteste a) Euphuïque, adj. Qui a rapport à l'euphuïsme. P. ext. Propre à un langage affecté, précieux, recherché. Ce lyrisme euphuïque, ce ploiement de lianes des héroïnes de Shelley, de Tennyson et de Browning (L. DAUDET, Entre-deux-guerres, 1915, p. 278). b) Euphuïste, subst. masc. Personne qui pratique l'euphuïsme. P. ext. Personne dont le langage est maniéré, précieux. La querelle entre les Symbolistes, Décadents et autres euphuïstes est apaisée (VERLAINE, Corresp., t. 3, 1886, p. 334). 2. Certains dict. (LITTRÉ, Nouv. Lar. ill., Lar. 20e) enregistrent la forme adj. euphuïstique. Relatif à l'euphuïsme.
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1932, sans tréma. Celui-ci est ds BESCH. 1845, Lar. 19e-Lar. 20e et DG, mais non ds LITTRÉ qui transcrit, néanmoins, la diérèse considérant, comme MART. Comment prononce 1913, p. 197, que le mot est trop savant pour subir la synérèse. Il n'est pas non plus ds GUÉRIN 1892, ROB., Lar. encyclop., Lar. Lang. fr. et QUILLET 1965. Étymol. et Hist. 1820-21 (Sir WALTER SCOTT, Le Monastère, trad. de l'angl., Paris 1820, éd. 1821, vol. II, chap. VI, p. 125 d'apr. MACK. t. 1, p. 206). Angl. Euphuism du patronyme Euphues (du gr. « bien né ») nom du principal personnage des 2 ouvrages de J. Lily [† 1606] : Euphues the Anatomy of Wit, 1578 et Euphues and his England 1580 qui a donné son nom au style recherché et élégant à la mode sous le règne d'Élizabeth. Le mot est par la suite devenu synon. d'élégance artificielle et excessive du lang. en réf. aux discours emphatiques de Sir P. Shapton, héros du roman de W. Scott, The Monastery (1820), personnage dépeint comme un ,,Euphuist``. Fréq. abs. littér. :2. Bbg. BONN. 1920, p. 180.

euphuisme [øfɥism; øfyism] n. m.
ÉTYM. 1820; angl. euphuism, de « Euphues » (du grec euphuês « bien né »), titre d'un ouvrage de John Lyly (1579) écrit dans un style précieux.
Hist. littér. Style précieux et maniéré qui fut à la mode en Angleterre sous Élisabeth Ire. Préciosité (→ Gongorisme).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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